D’ici cent jours, la vie de Noura serait effacée, oubliée, laissée de côté, abandonnée, comme un vieil album photo, comme une peluche dans un grenier, comme un bijou égaré sur une plage puis emporté par les vagues…
J’ai choisi de me mettre à l’initiative, un sport auquel je n’ai pas goûté depuis des années
J’ai pu constater que le sablier de ma vie filait bien plus vite ces derniers temps…
Sur le seuil des cavernes, les premiers rayons pâles de Fe’Rah Grundt se glissent en rampant. Lents comme des serpents, mais implacables, ils talonnent de près l’arrivée in extremis des marcheurs épuisés. D’une grande main ouverte entre les omoplates de l’enfant, Tiz’anlow accompagne une dernière fois celui-ci vers son destin. C’est une poussée douce et légère qui lui dit : « je suis là, à tes côtés ». Une main rassurante et délicate qui lui montre le chemin. Un geste plein d’amour qui transmet au frère-enfant du guerrier force et volonté. Les talons esquintés et le genou tremblant, Welihann déglutit. Sa gorge s’assèche, comme une rivière sous la canicule. L’issue de son voyage lui parait tout à coup brutale, presque bâclée. Comme s’il manquait un chapitre à son histoire. Alors c’est ça, l’Ascension ? C’est juste ça ? Ce constat le chiffonne un peu, dans le fond. Mais ce qui l’impressionne avant tout et qui génère en lui cette épaisse angoisse, c’est sa première rencontre avec un Ancien.
Lorsqu’ils sont arrivés en haut, l’homme dressé sous le ciel au pied du sanctuaire est d’abord resté aussi immobile qu’une statue. Voûté par les vents et sculpté dans les replis de la roche, il affichait un visage aussi parcheminé que le Temps lui-même. A croire qu’il a toujours figuré dans ce paysage, communiant avec les éléments, au point de ne plus faire qu’un avec les sommets oubliés de la Montagne. Silencieux et éternel… C’est simple, Welihann n’a pu prendre conscience du sage que lorsqu’il a tendu un bras noueux pour se saisir de l’une des trois torches marquant l’entrée du temple. Il se mouvait comme une apparition mystique. Comme si la Montagne elle-même se mettait à remuer subrepticement son petit doigt. L’enfant a sursauté puis s’est, à son tour, changé en pierre. Mais de sidération, pour sa part, tant le geste lent et anodin de l’Ancien paraissait revêtir en un instant toute la sagesse de l’humanité. Welihann a dès lors suivi ses indications sans réfléchir, avec l’impression nuageuse de flotter dans un rêve. Comment la vieillesse de cet homme, s’est-il demandé, pouvait-elle lui permettre de s’animer et de respirer encore sur ce monde peuplé de mortels ? Avait-il assisté à toutes les étapes de la Création ou s’était-il égaré ici après avoir écumé les vastes Terres d’Erymée ? Après avoir glissé d’une Marche à l’autre, de l’Après à ici, en traversant à reculons l’Ourandéih ?
Welihann ne recevra jamais de réponse à ces interrogations larvées et inarticulées. En revanche, il peut désormais écarquiller les yeux et gonfler son cœur d’étonnement lorsque son regard se pose sur une nouvelle itération du sage : un second personnage, tout aussi fripé, quoiqu’un peu plus barbu, prend la suite du premier, lequel retourne, sans un bruit, à son poste de guetteur. Dehors ? Oui, dehors… Alors qu’il fait jour ? Visiblement, oui, encore. Mais sous l’emprise de quel sortilège peut-il survivre à pareilles conditions ? Le mystère autour de ce vétéran couvert d’âges et drapée d’histoire fascine l’enfant.
Tizan’low et lui ont été conduits au bout du premier tunnel et se tiennent à présent au centre d’une vaste pièce presque ronde. Les parois en sont mal dégrossies et les voûtes suintent de moiteur et de verdure moussue. Le deuxième Ancien n’est pas plus expressif que son prédécesseur. Ni même accueillant. Il est toutefois doué de parole, ce qui provoque une nouvelle surprise chez Welihann. La voix du vieillard n’a rien de sépulcral, comme ils s’y seraient attendus. Elle emprunte la vivacité d’un torrent et la lie à la rondeur d’un cri de hibou. Il en résulte un timbre doux et un phrasé apaisant. Lorsqu’il s’exprime, le respect s’impose et l’air s’épaissit de solennité.
— L’Ascension est terminée, jeune initié, déclare-t-il. A présent, les sages vont s’asseoir en cercle autour de toi, pour écouter ce que tu as à leur raconter. Ce peut être un songe, un souvenir de ton enfance, un événement dont tu as entendu parler, un conte qui t’as marqué ou même un récit fécondé par ton imagination. Peu importe la forme favorisée, ce que tu auras choisi de narrer sera la matière dont les Oracles se serviront pour pétrir ton avenir. As-tu des questions ?
Marié depuis presque trois ans à la plus merveilleuse femme de la planète, voilà qui mérite bien de figurer sur le CV du bonheur.
Mais l'amour n'est plus un gage de réussite, aujourd’hui…
Ça, c'est bon pour les anciens, ceux qui se sont aimés à l’âge d’or du siècle dernier.
L'idée de n'être que le pantin d'une forme de vie intelligente supérieure et millénaire vous paraitrait-elle farfelue ? La seule perspective de devoir remettre en question la totalité des théories de l'Evolution serait-elle sujette à polémiques ? Vous apprêteriez-vous à crier à l'imposture, à l'infamie ?
Pas de précipitations… Avant de monter sur vos grands chevaux (de mer), prenez le temps d'étudier les théories que je vais vous exposer et attendez l'issue de cette conférence. Nous pourrons reparler de tout ceci, ensuite.
Comme un gosse, je sentis les sanglots monter en moi. Des sanglots auxquelles vinrent s’ajouter toutes les larmes de l’humanité, de tous les hommes, de toutes les femmes et de tous les enfants malheureux de par le monde. Ils s’associaient sans le savoir et indirectement à mon chagrin. La violence de ce sentiment vint ravager toute mon âme étirée jusque loin dans la roche de la planète. Mes tentacules se consumèrent instantanément et je fus violemment projeté en arrière, à bas, comme une lourde boule de triste métal en fusion. Et c’est dans ma chair, la seule m’ayant véritablement appartenue que j’explosai. Le traumatisme fut tel que je ne pus articuler aucun cri, aucun râle. Les yeux secs et les poumons brûlants, je restai là, dans la voiture, cent vingt au compteur, pâle et incapable de donner le moindre signe de vie.
L'utilisation de jeux vidéo mimant des réalités alternatives et abusant de technologies immersives avait été interdite depuis plus de dix ans. Trop d'absentéisme au travail, trop de déscolarisation chez les jeunes, d'isolement de certains individus, devenus parfaitement inadaptés en société, et surtout – surtout ! – trop de cas de suicides liés à ces jeux. Ceux-ci étaient même devenus massifs et organisés directement en ligne, ce qui avait rendu l'affaire difficile à étouffer. La plupart des gouvernements, tout autour de la planète, avaient, pour une fois, réagi à l'unisson, et s'étaient élevés contre l'industrie vidéo-ludique.
Ne pas savoir, ne rien savoir de ce qu'il se passait en bas, là où les souvenirs de son enfance étaient ancrés, là où il avait connu l'amour et la peine, là où ses amis et sa famille étaient restés, ne rien savoir était pire que tout… Les souvenirs affluèrent, nombreux, denses, chargés d'émotions, comme pour le tancer, le torturer, l'asticoter… Il secoua la tête et s'installa devant ses appareils, préférant s'abrutir de chiffres, de données et de calculs pour ne pas y penser.
Quand j'étais gosse, mon alcoolique de père passait son temps à mater de vieux navets de science-fiction. Les vaisseaux spatiaux qu'on y voyait ressemblaient à ça. La voix sombre et monocorde de Chloé tira les autres de leurs rêveries. Jamais je n'aurais cru qu'un jour, continua-t-elle, ce genre d'étrons vaguement aérodynamiques serviraient réellement la science et non les lubies d'un cinéaste à l'imagination déglinguée.