Après moi le déluge ! Vous répétiez à l'envi, toi, tes sœurs, ta mère, comme une rengaine, des que vous commenciez à avoir un coup dans le nez. Vous étiez bien là les filles de votre caste, celle des modestes et des gens de peu,qui n'ont que faire de laisser leur marque dans l'Histoire. La postérité était bien trop grande et vos vies, du moins c'est ce qu'on avait cloué dans vos têtes, bien trop petites. Pour toi, pas de postérité. Le confinement aura fini le travail, nous serons dix-neuf à ton enterrement, suivant ainsi rigoureusement les prescriptions du ministère de la santé, et personne n'aura le droit de t'accompagner à ta crémation. Jusqu'au bout le sens de l'histoire t'aura échappé. L'humanité tout entière était obsédée par la Covid et, toi, tu auras eu l'idée inconvenante de mourir d'un cancer.
Josiane n’en finissait pas de nous le répéter, il faut parler à votre mère, il faut lui dire les choses. Mais rien, ou pas grand-chose, n’était venu. Te parler, comme ta sœur le répétait, c’était se bercer d’une illusion, celle que la mort pouvait ressembler à un grand film hollywoodien, qui aurait fait de ton agonie un moment d’absolue vérité. Où enfin nous aurions pu nous dire, en larmes, notre amour. Où enfin nous aurions pu dépasser la pudeur familiale pour nous parler. Au lieu de cela, il n’y a eu que les regards fixés au plafond, les odeurs âcres de javel et de ton haleine, sèche et encombrée, l’image de ton corps décharné. Nous avons été les spectateurs silencieux de ton départ du monde
Fort heureusement, en comparaison de beaucoup de politiques, artistes ou journalistes, qu'aujourd'hui je côtoie au quotidien, tu auras eu, toi, la décence et l'honnêteté de ne pas imposer tes névroses au reste du monde. Tu t'es satisfaite de les transmettre à tes enfants et c'est, il faut le dire, un moindre mal. Je n'ai pas cette prévoyance.
Tu as disparu et de toi ne subsiste qu'un cri silencieux, long comme un fleuve, éphémère comme un souffle, un début de fin du monde.