Je propose de nous entraîner, en groupe, à fractionner nos actes lorsque nous sommes confrontés à certains massacres. Je conseille que l’un se « spécialise » à soulever le drap ou la couverture, et à ne regarder que sa main lorsqu’il le fait, rien d’autre. À un deuxième, à prendre les photos, uniquement cela, en conservant ses lunettes de soleil et en ne regardant que le cadre de l’appareil photo, et non ce qu’il photographie. Puis le premier rabat le drap, toujours en ne regardant que sa main. L’appareil est plus tard confié à un Observateur qui ne faisait pas partie de la mission, extrait les photos et les transmet à Damas. Je propose de nous entraîner à cela, et c’est ce que nous faisons, à quatre pattes sur la moquette de l’hôtel. Lorsque nous entourons des polochons ou des oreillers dans des draps pour reproduire la forme d’un corps dans le couloir de l’hôtel, j’observe le stress que chacun éprouve, et auquel il ne s’attendait pas, devant des polochons et des draps. Chacun prend alors conscience de la nécessité de s’entraîner, sans stress, ensemble.
Lors de nos missions à l’hôpital, certains demandent ma présence pour s’entraîner également à suivre mes « trucs », et affirment que cela les aide. Je suis consciente de ne rien pouvoir faire pour ceux qui sont déjà très affectés. Je ne suis pas médecin et ne peux guère faire plus que ce que j’applique empiriquement pour moi-même. Mais je me promets d’aborder le sujet avec le général.
On m’annonce qu’un convoi d’humanitaires d’OCHA est de passage à Deir ez Zour, en route pour Damas. Ma mission au sein du Team Site est achevée, il est temps que je rentre rédiger mon rapport. Je quitte des Observateurs sympathiques, mais anxieux de ce que l’avenir leur réserve.
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À partir du lendemain, nous sommes nous-mêmes attaqués à Deir ez Zour : deux jours d’affilée, nos voitures deviennent la cible de tirs alors que nous nous trouvons à l’intérieur de celles-ci. Au cours de la nuit, un tir contre notre Team Site détruit la télévision d’un Observateur, dans sa chambre. Un soldat me dit qu’il reconnaît les munitions que je lui montre et qui ont touché ma voiture. Il m’assure qu’elles proviennent d’une arme telle qu’en utilisent les tireurs d’élite de l’ASL. Ils ont sans doute tiré depuis la mosquée proche. Peut-être, en effet. Ou peut-être pas.
Les jours qui suivent sont marqués par des incidents similaires à ceux déjà décrits. Parmi nous, certains souhaitent toujours patrouiller en ville et se rendre à l’hôpital, afin de montrer que nous poursuivons nos efforts et notre mission, et ne nous barricadons pas dans un hôtel alors que la population est exposée. Mais l’ambiance est tendue, y compris entre Observateurs. Certains demandent de plus en plus ouvertement un soutien psychologique lorsque arrivera la fin de la mission. Je leur promets de transmettre cette demande au général Mood. Nous discutons des moyens de nous préserver un peu.
Pour ma part, j’explique que je regarde une ou deux photos de cadavres avant le début des missions du jour, afin de casser l’appréhension et la nervosité qui nous saisissent à l’annonce d’une nouvelle visite de morgue ou à la perspective de scènes pénibles. De la sorte, je suis déjà préparée lorsque nous arrivons sur les lieux. Sur place, je conserve toujours mes lunettes de soleil très foncées : elles font une sorte de premier barrage entre la scène et mon cerveau. Je porte sur moi des paires de gants chirurgicaux, que je conserve à dessein sous mon gilet pare-balles, dans des poches de poitrine difficiles d’accès, afin de travailler à maîtriser ma respiration le temps que je mets à les sortir. Sur place, je ne suis jamais passive ; je me donne systématiquement une mission à remplir : prendre le contrôle d’une situation, ou faire une petite « enquête » en observant les plaies, ou me donner une liste d’informations à relever autour de moi, ou prendre soin de quelqu’un. J’essaie aussi, à un moment quelconque, avant de quitter les lieux, de repérer un détail incongru pour en rire. Juste un petit éclair de rire. J’ai remarqué que cela me détendait et détendait les autres autour de moi, nous arrachant à notre stupeur. Enfin, je ne m’endors jamais au retour de la mission. En tant qu’ancienne étudiante qui révisait ses cours le soir afin que mon cerveau « enregistre tout seul » les informations pendant la nuit, je me méfie beaucoup de ce que pourrait intégrer ce dernier si je m’endormais juste après des scènes ou des moments éprouvants : le plus souvent, je lutte contre la fatigue qui me saisit en mangeant ou en me trouvant une autre activité. Plus tard en revanche, j’essaie de dormir autant que je le peux, raison pour laquelle je préfère toujours un matelas posé au sol dans ma chambre à une couverture dans le couloir.
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