12 mai 2023 VILLA GILLET
« Comment peut-on parler dune victime silencieuse? » Samar Yazbek
Echange exceptionnel avec Samar Yazbek, écrivaine syrienne, autour de son dernier roman, un roman poétique comme elle le qualifie si justement, « La demeure du vent » (Stock, 2023). Entre la vie et la mort, il y a un souffle que Samar Yazbek rend immense. Réciproque. Universel. Quels pouvoirs contient le verbe écrire? Quest-ce que la douleur peut éclairer? Dans la voix de Samar Yazbek il y a une lumière singulière qui transcende les mots, qui rassemble nos langues, qui dit:
« Je te vois » et à qui on répond « Je te vois aussi ».
Une toute petite feuille, si petite que ses cils visqueux l’empêchent de la voir dans l’éclat du soleil de midi.
Une petite feuille d’arbre, rien de plus. Une feuille d’arbre verte, nervurée, qui lui voile les yeux comme de la gaze lorsque lentement, péniblement, il remue les paupières. Une feuille d’arbre qui adhère à ses longs cils collés par la boue. Une feuille d’arbre qui l’empêche de voir distinctement, surtout avec ces grains de poussière qui nagent dans le liquide de ses yeux, lui causant irritation et douleur. S’il parvenait à reprendre le contrôle de ses paupières pour ouvrir les yeux, la feuille tomberait dans son œil gauche.
Le monde entier se ramène à cette feuille. Il n’y a pas un bruit, pas une odeur. Quant à son autre œil, il ne le sent pas. Est-il seulement capable de voir ?
(Incipit)
Les rouages des négociations internationales se grippent et pendant ce temps, le sang coule, on compte des millions de déplacés, qui deviendront des millions de réfugiés. La Syrie ne sera plus jamais la même. On l'a pendue et écartelée.
Tu peux imaginer, cher lecteur, les odeurs étranges qui pouvaient s’exhaler du bus. Pour m’exprimer correctement, je devrais plutôt parler d’autobus ou d’autocar, mais ce sont des mots que je n’aime pas.
Il comprend comment les monstres grandissent, puis viennent se nicher dans les yeux des mères endeuillées par la perte d'un enfant, avant de leur dévorer le cœur dans le froid de la nuit.
A l'époque, tout ce qu'Ali aimait, c'était siffloter et passer du temps seul, c'est ce qu'il faisait le mieux au monde : rester seul. Aux yeux des autres, cela paraissait idiot, mais pour sa part il avait compris qu'il n'aspirait qu'à cela : rester seul avec son arbre, jubilant de se trouver au milieu de son monde sans limite, ce monde dont les autres n'avaient pas idée.
Les choses n'ont pas d'existence tant que tu ne les as pas toi-même ressenties.
Tous les doigts ne sont pas égaux devant le plaisir.
Par moments, il m’arrivait aussi de ressentir un vent de liberté : j’allais enfin pouvoir être seule, marcher à ma guise, découvrir où me mèneraient les mouvements de mes pieds, dans cette partie inferieure de mon corps où logeait mon cerveau. Je me promettais déjà des marches infinies ! Peut-être au cours de ce long voyage retrouverais-je l’usage de ma langue, peut-être me serait-il donné de découvrir des spectacles surprenants, peut-être arriverais-je à prendre mon élan pour atteindre des planètes lointaines et étonnantes !
Sur le trajet en direction du deuxièmement barrage, j'ai aperçu un tank, c'était la première fois que j'en voyais un en pleine ville. Les gens vivaient leur vie comme si tout était parfaitement normal.
« Plus tard, j’essaierai de t’expliquer ce que signifie la faim, mais vu que j’essaie de te présenter mon récit de la manière la plus structurée que possible, je vais laisser de côté cette sensation qui ressemble à un triangle », annonce-t-elle. Et, nous montrant le chemin entre les gravats de la douleur, Rima de poursuivre sur la peur, qui « te creuse des ravines dans le corps », et dont le « siège est situé dans les jambes ».