Des grands deuils, le temps ne répare presque rien.
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Arpad repensait à ces quinze années d’amour avec Sophie. De Saint-Tropez à Genève, du Béatrice à la banque, il n’avait avancé dans la vie qu’au travers de ses regards et de son admiration à elle. Son attitude conquérante, ses promotions à la banque, son corps parfait entretenu par des heures de sport hebdomadaires, l’étalage de son savoir, c’était pour qu’elle l’admire. L’appartement de l’avenue Bertrand, la Maison de verre, les Porsche, les vacances de rêve, les voyages en première, c’était pour qu’elle l’admire.
Les animaux sauvages sont comme les hommes. On peut les amadouer, les grimer, les déguiser. On peut les nourrir d'amour et d'espoir. Mais on ne peut pas changer leur nature.
Des grands deuils, le temps ne répare presque rien.
À quelques kilomètres de là, au centre de Genève, une Peugeot grise aux plaques françaises roulait sur une avenue déserte. Dans le jour naissant, on ne distinguait pas son conducteur à travers le pare-brise. Le véhicule attira l’attention d’une patrouille de police. Des gyrophares bleus illuminèrent les façades des immeubles alentour. Les policiers procédèrent au contrôle de la Peugeot et de son conducteur. Tout était en ordre. L’un des policiers demanda au conducteur ce qu’il venait faire à Genève. « Une visite de famille », répondit-il. Les policiers, visiblement satisfaits, repartirent. Le conducteur se félicita de cette voiture d’occasion, achetée à très bon prix et surtout en toute légalité. C’était le meilleur moyen de passer inaperçu.
L’homme, caché dans les taillis, observait à présent Sophie à l’aide d’une petite paire de jumelles militaires. Il scrutait son corps élancé que dévoilait sa robe de chambre courte et s’arrêta sur le haut de sa cuisse où apparaissait le tatouage d’une panthère.
Quelques dizaines de mètres derrière lui, son chien attendait patiemment, attaché à un arbre. L’animal, couché sur un tapis de feuilles, semblait habitué à cette routine qui durait depuis maintenant plusieurs semaines. Son propriétaire venait ici tous les matins. À l’aube, il s’installait là et observait Sophie à travers les baies vitrées. Les Braun dormaient les stores ouverts, et il voyait tout : il la regardait se lever, descendre dans la cuisine se faire un café et le boire à la fenêtre. Elle était tellement désirable. Il était obnubilé par elle. Obsédé.
Sophie, son café à la main, observait la lisière de la forêt qui marquait la fin de son jardin. C’était son rituel du matin. Elle embrassait du regard son petit royaume, sans se douter qu’on l’épiait.
Aucune cage ne pourra l’empêcher d’être ce qu’elle est. Tu dois respecter sa nature. Ce sera ta plus belle façon de l’aimer.
Entre temps, ses enfants s’étaient levés et prenaient leur petit déjeuner. Il les embrassa, s’installa à table et s’efforça, comme tous les matins depuis un mois, de se convaincre que tout irait bien et que sa place était ici, avec eux.
Mais dans exactement vingt jours sa vie allait basculer