Le prénom Charlotte lui revint après avoir repensé à la façon dont l’inconnue avait réagi. C’était certainement sa fille et, vu l’ours en peluche, elle ne devait pas avoir plus de huit ans. L’idée qu’une petite fille sans défense puisse errer dans les bois de la région lui provoqua une nouvelle montée d’angoisse, et il avala un autre verre. Lorsque le breuvage commença à faire effet, il s’enfonça dans son fauteuil et ferma les yeux. Il essaya de réfléchir à la meilleure façon de faire ressurgir les souvenirs de la patiente, même s’il était fortement agacé par l’ironie de la situation. Ce qu’il souhaitait le plus dans sa vie, c’était oublier, tandis que la femme désespérée de l’étage du dessous, elle, avait besoin de se souvenir.
Le seul moment de la journée où ils pouvaient s'accorder quelques bières, parler du bon vieux temps et oublier la monotonie de leur vie dans ce coin paumé du monde, c'était quand ils partaient pêcher. C’était toujours Paul qui prenait l’initiative, lui, l’ancien capitaine de l’équipe de rugby. Il n’était pas très grand, avait les cheveux châtains, un bouc grisonnant, des yeux noisette et une carrure imposante. Son ami Robert était plus grand et plus élégant. Il avait les cheveux raides et plus bruns, le geste doux et la voix rauque. Les deux amis s’engagèrent sur le chemin, après avoir garé leur fourgonnette Toyota sur la route principale, pour atteindre un côté du lac qui regorgeait toujours de poissons.
Nous sommes des gens raisonnables, nous veillons à la bonne marche de nos affaires, et éliminer une famille d’Européens dégénérés ne fait pas partie de nos projets. Nous n’avons aucune envie que les fédéraux et les flics canadiens viennent fourrer leur nez dans le coin. Avant, c’était un endroit tranquille, les gens se mêlaient de leurs affaires et tout le monde était content. Mais ce sont les gens comme vous qui viennent balayer tout ce qu’il reste de bon dans ce coin paumé. Vous venez chercher des émotions fortes pour échapper à votre vie quotidienne. On va vous en donner des émotions. Comptez sur nous.
Le shérif la regarda avec indifférence, il avait compris depuis longtemps que les gens étaient des obstacles sur son chemin, il ne ressentait rien pour eux, ni haine ni mépris, c’était juste de simples pions dans une partie d’échecs qu’il était résolu à gagner à tout prix. Il se disait qu’il n’avait qu’une vie, qu’il n’y avait pas de deuxième chance, ni de paradis ou d’enfer à craindre. Il allait se construire son propre paradis avant de mourir, et il jouirait de tous les plaisirs. Il était si près du but que quiconque lui barrerait la route ne s’en sortirait pas vivant.
Ils avaient eu une vie heureuse, mis à part les crises de son épouse, mais il savait que ce qui l’attendait serait la pire partie de sa vie. Dans quelques années, ses forces le quitteraient, son pouvoir de séduction disparaîtrait et, pire encore, la maladie de sa femme s’aggraverait. Les médecins lui avaient clairement annoncé, bien qu’elle eût refusé de l’accepter, que son état empirerait d’une année sur l’autre, qu’elle s’affaiblirait, que ses crises seraient plus intenses et nombreuses au fil du temps, et qu’elle passerait les dernières années de sa vie alitée.