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Critique de Henri-l-oiseleur


Jean-Philippe Jaworski vient de publier le troisième volume du "Chevalier aux épines", intitulé "Le débat des dames", et la fin qu'il imagine est si ouverte qu'on désirerait presque un quatrième tome : selon la logique du récit, c'est peu probable, mais on peut toujours rêver. La lecture de ce livre donne envie de reprendre les deux précédents, de peur d'être passé à côté de plaisirs et d'aventures pris et vécus trop vite, trop goulûment, comme on consommerait de la littérature de catégorie inférieure. Certes, l'auteur n'oublie jamais de distraire, de veiller au rêve du lecteur, mais il rompt avec les habitudes et les prudences des romanciers para-littéraires trop soumis à leur public, et se plaît à désorienter, à intriguer, à placer le lecteur devant des énigmes sans solution, bref à le perdre ou à jouer avec lui comme un chat avec la souris qu'il a capturée. Ses admirables pages descriptives, ses récits de combat ou d'exploration, le temps et le soin qu'il prend à relater et à poser son univers, rappellent l'art de Tolkien ou celui de Flaubert : après tout, sa salammbô tient du roman d'aventures comme de la tradition romanesque la plus classique.

Jean-Philippe Jaworski n'écrit pas à partir de rien, et son travail de préparation à la création romanesque est prodigieux : son livre, proche du roman historique, suppose une documentation importante, des recherches, des études, et une culture littéraire immense. En tant que romancier, il met ses pas dans une tradition, celle du roman de chevalerie, du fabliau, et enfin du fantastique né des Lumières. On entend alors dans le conflit qu'il pose entre les codes de l'amour et ceux de l'honneur, entre la parole donnée et l'inclination du coeur, des échos arthuriens et aussi du Roman de Tristan, où des contradictions de ce genre avaient persuadé Chrétien de Troyes, auteur cité dans "Le chevalier aux épines", d'écrire sa propre version du mythe, plus honorable et morale, qu'il aurait intitulée (s'il avait vécu pour la réaliser) "Du roi Marc et de la reine Yseut". On entend aussi de lointains échos des romans et nouvelles gothiques de l'époque romantique, dont les mieux connus en France sont les nouvelles de Gautier comme "La morte amoureuse", citée par Jaworski p. 359. Ce motif de la femme vampire hante aussi les romans de Mircea Eliade, tel "Mademoiselle Christina" : j'y ai songé à certains moments, pendant la description somptueuse de la chambre de la Duchesse. Jaworski, par ailleurs, avoue sa fascination pour Alexandre Dumas. Mais il va de soi que la référence constante du "Chevalier aux Epines" est la riche littérature chevaleresque de notre Moyen-Age, où l'auteur puise constamment.

Il ne se contente pas de reprendre des éléments romanesques médiévaux : il les retravaille, en leur donnant cette touche fantastique absente de l'original (qui joue plutôt sur le merveilleux et le féerique), ensuite en remodelant en profondeur les récits anciens qu'il reçoit. Ce travail se manifeste dès le titre : "le débat des dames" laisse attendre une réunion de belles dames courtoises délibérant sur un point de détail de l'éthique noble. Sans perdre de vue cette casuistique particulière, l'auteur peint le déchaînement de volontés de puissance féminines et la tentative de destruction d'un chevalier parfait, ou qui se croit tel, par les dames auxquelles il a donné sa foi. Reste à savoir si ce chevalier obsédé du point d'honneur sera réellement détruit par cette rivalité entre une amante-fée et une duchesse-stryge : à l'opposé de Tristan, Aedan de Vaumacel ne meurt pas à la fin et le débat des dames est tranché, dans une certaine mesure. En d'autres termes, le romancier renverse totalement la tradition courtoise et chevaleresque en donnant à la Dame et à sa souveraineté une force destructrice qui utilise cyniquement les hommes pour triompher. Il exploite pour ce faire les tensions déjà présentes dans les romans médiévaux, où les grands seigneurs, commandant à des clercs des textes qui les flattent et les idéalisent, n'étaient pas toujours satisfaits par l'image que l'on renvoyait d'eux.

Il y aurait encore beaucoup à dire et à discuter sur cet excellent roman. Il faut le lire, et le lire lentement, pour en savourer toutes les richesses.

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