Avec Qui annule quoi ?, Laure Murat livre ainsi un « libelle » aussi élégant dans l’écriture que nécessaire pour s’aventurer dans la pensée, pour, à l’instar d’Hannah Arendt, penser dans le monde.
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Ce qui pose la question inévitable, et centrale, du continuum raciste des gouvernements occidentaux impérialistes, et de la façon dont l'esclavage, une fois aboli, se prolonge dans le régime de la ségrégation qui, pourtant banni, s'insinue dans mille formes de discriminations ordinaires. L'acquittement à répétition des policiers responsables de meurtres racistes a porté à son comble l'exaspération d'une jeunesse qui se tourne vers le passé et les études postcoloniales pour comprendre la persistance d'une idéologie criminelle, toujours célébrée dans l'espace public. En s'en prenant aux symboles superlatifs que sont les statues des supposés grands hommes, les activistes n'éradiquent pas tant l'histoire qu'ils attirent au contraire l'attention du public sur les leçons que les gouvernements, par choix idéologiques, n'ont pas tirées des événements du passé. Qui verrait sans sourciller une statue de Pétain sur une place de Paris ?
Le geste iconoclaste, si souvent assimilé à une annulation inculte, aiguise, contre toute attente, une sensibilité à l'histoire, et réactive une mémoire que la foule distraite des villes modernes néglige, lorsqu'elle passe tous les jours, en allant au bureau, sous le sabre d'un colonisateur. (16-17)
Le geste iconoclaste, si souvent assimilé à une annulation inculte, aiguise, contre toute attente, une sensibilité à l'histoire, et réactive une mémoire que la foule distraite des villes modernes néglige, lorsqu'elle passe tous les jours, en allant au bureau, sous le sabre d'un colonisateur. Cette vigilance s'oppose en réalité à un programme d'Etat, très militant lui aussi, dont le gouverneur de la Martinique s'était fait le porte-parole le 27 avril 1848, jour de l'abolition : "Je recommande à chacun l'oubli du passé". Cet encouragement à l'amnésie et à la dénégation trouve aujourd'hui bien des formes contemporaines, de l'assimilation sarkozyste de la "repentance" à la "haine de soi", de la fustigation de le "concurrence victimaire" à une irritation face à cette "manie de revisiter l'histoire", commodément - et fallacieusement - assimilée à une forme de révisionnisme.
Le continuum raciste n'est pas, comme on voudrait nous le faire croire, l'apanage des Etats-unis, tout comme la cancel culture n'est pas l'importation incongrue d'un modèle américain plaqué sur l'Europe. C'est ici l'occasion de rappeler un évidence : le déboulonnage de statues ou la dégradation de monuments publics, dont on accuse la cancel culture comme si elle les avait inventés, se rattachent à une tradition très ancienne, celle du vandalisme - terme forgé par l'abbé Grégoire à partir des Vandales qui avaient mis Rome à sac en 455. Dans Le Statues de la discorde " (Humensis, 2021), seul livre pour l'heure et à ma connaissance consacré aux récentes dégradations, l'historienne Jacqueline Lalouette rappelle que, par le décret du 14 août 1792, l'Assemblée législative ordonna la destruction des statues des rois, bas-reliefs et autres monuments en bronze, au motif que :
"les principes sacrés de la Liberté et d'l'Egalité ne permettent point de laisser plus longtemps sous les yeux du peuple français les monuments élevés à l'orgueil, aux préjugés et à la tyrannie.
Il est ainsi utile de rappeler que c'est l'Etat qui, le premier, "annule" ou détruit, comme le rappelait déjà Victor Hugo dans son fameux pamphlet "Guerre aux démolisseurs!" (1832). L'Etat seul annule car lui seul détient le pouvoir de censure et de contrôle, celui qui décide par exemple de suspendre les films ou les frapper d'interdiction aux moins de 18 ans. L'histoire se fait ou plutôt s'incarne, par représentation, en érigeant des monuments tout autant qu'en les faisant tomber. Qu'on pense seulement à l'hécatombe de "grands hommes" à la suite et dans le fracas de la chute du mur de Berlin.
Car qui annule qui ou quoi ? Du jour où le footballer Colin Kaepernick s'est agenouillé en 2016 pendant l'hymne américain pour protester contre les violences policières envers les minorités, il n'a plus été admis à jouer dans aucune équipe de la Nationale Football League (NFL). Et que dire de ces femmes innombrables, violées, harcelées ou qui ont été renvoyées pour avoir refusé une faveur sexuelle à leur employeur ? Annulées, elles aussi, en silence, sans autre pouvoir que de dire, un jour, sur les réseaux sociaux et en guise de dernier recours : moi aussi.
La cancel culture est la mise en œuvre d'une pression populaire sur les sphères de pouvoir.
[...]
C'est aussi, et peut-être d'abord, la marque de la cancel culture que de remobiliser des débats cruciaux, souvent très anciens et qu'on croyait même éculés, et d'introduire, contre toute attente, plus de nuances dans le rapport entre la mémoire et l'histoire, les revendications dites identitaires et la construction du grand récit national, tout en éclairant la part du présent dans notre regard sur le passé. (11)
Toutes les statues évoquées ici relèvent de l'art officiel, c'est-à-dire d'idéologie et de propagande. Elles ont toutes un autre point commun : leur dégradation, phénomène global, répondrait à la persistance d'une posture coloniale dans le monde contemporain, à l'endurance du suprématisme blanc et à l'augmentation des violences policières - violences policières dont on pourrait se demander si elle ne matérialisent pas, elles, la véritable américanisation des sociétés étrangères.
À l'occasion de la publication de l'ouvrage : "Proust, roman familial" de Laure Murat (Robert Laffont)
Modération: Nathalie CROM, journaliste littéraire, directrice du service «Livres » à Télérama
Intervenante:
Laure MURAT, écrivaine et professeure à l'université de Californie
Avec "Proust, roman familial" (2023), l'historienne et professeure de littérature, autrice notamment de "Passage de l'Odéon" (2003), "La Loi du genre : une histoire culturelle du troisième sexe" (2006) ou "Une révolution sexuelle ? Réflexions sur l'après-Weinstein" (2018), invente une déclinaison inédite de l'égo-histoire, en relisant son histoire familiale à la lumière de la Recherche du temps perdu.
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