En ce qui me concerne, pas du tout compris le critique du Masque ( et la Plume) qui affirmait, d'une voix dégoûtée , que ce livre n' a pas de style, n'est pas écrit.
Pour moi , très écrit au contraire, sur un mode somnambulique, avec un récit syncopé qui avance de bouffées de bonheur en disputes, ou en divagations très alcoolisées….
Je pourrais multiplier les exemples, du genre: « j'avais cette impression d'être dans un coffre en nuage, enveloppant mon corps qui voyageait à travers d'autres nuages, j'étais si lasse, je m'endormis en pensant à Simon ». Ou bien: « je déambule comme une somnambule dans notre maison entièrement fifties avec cette impression vertigineuse d'être plongée dans une sur-réalité ».
Eva Ionesco, en effet, réussit très bien ces effets: A la lire, on dirait qu'elle vit constamment dans une sorte de rêve cotonneux, embrouillé.
De cette brume surgissent, de la part de son mari Simon, à intervalles réguliers, des éclats de méchanceté, de dureté, qui sont autant d'avertissements, mais que bien sûr la narratrice n' entendra pas. Car, dans la belle histoire d'amour passionné à laquelle elle veut croire, on pressent des failles («je devinais chez Simon une attirance pour la pornographie, le mensonge, le complot, le tout un peu forcé »).
Plus inquiétants encore, sans doute, la jalousie d'un écrivain envers la riche matière littéraire que représente la vie de son épouse, écrivain elle aussi… Une sorte de fascination vampirique pour l'ancienne petite fille abusée par sa mère photographe, quand elle était enfant («plus il se concentrait plus se formait dans ma chair l'étrange sensation d'être aspirée par ses mains, de m'évider entièrement dans son ordinateur »).
Ce n'est en effet un secret pour personne que dans ce livre
Ionesco règle des comptes très personnels avec
Simon Liberati, l'écrivain et mari dont elle est maintenant séparée, et qui s'était inspiré d'elle pour écrire son «
Eva ».
Elle lui reproche, c'est clair, d'avoir utilisé les éléments de sa vie à elle pour nourrir son écriture à lui ( « le stock d'histoires, en avoir ou pas, le sien, épuisé, plus qu'une solution: se servir de celui des autres, piller, entourlouper »).
On navigue ainsi entre Montmartre et Saint-Germain-des-prés, avec de longs détours par Lonchamp - la «résidence campagnarde », joliment décatie, de Simon ; ensuite, l'inévitable voyage à « L.A » avec son déroulé, toujours séduisant, de clichés à la David Hocney, assorti d'interminables virées en voiture dans des paysages d'enseignes américaines éclairées au néon.
À LA , des ambiances, des décors de bars ou de boîtes superbement rendus ( l'Edison, p.192 - El Coyote, p.195). À Paris, l'incontournable « name dropping » avec des flopées de gens célèbres dans l'art ou dans la mode (mais comment le lui reprocher, puisque ce sont les amis d'
Eva ), au cours de soirées chics très imbibées….
Mais voilà que je deviens ironique et je ne le voudrais pas. Car ce livre ne m'a pas totalement convaincue, c'est certain.. D'abord, il est trop long. Les scènes de vie familiale, on s'en fiche un peu. Et puis, je ne suis pas, mais vraiment absolument pas sous le prétendu charme de «Donovan», le fils…
C'est probablement aussi parce que le livre a été écrit dans des moments d'intense douleur, quand ça saignait encore, et que l'amertume y est trop vite trop sensible. Néanmoins, j'aime cet écrivain qui me permet de me promener dans des univers qui ne sont pas du tout les miens: la poeplitude haut de gamme, les excès de drogue et de boissons, un dandysme décadent, à la limite du «white trash » (c'est Simon lui-même qui s'en revendique!)., mais tout cela enrobé de belle culture.
Je l'avoue, j'aime aussi cette femme blessée telle que je vois à la télévision ces jours-ci ( octobre /novembre 2023), Cette femme à la destinée si incroyablement romanesque :son beau visage en ce moment comme écorché de sa lumière, de sa blondeur : les pommettes saillantes, presque à vif, l'air fatigué, et tout ça… Mais une femme qui n'en fait pas moins, vaillamment, héroïquement, la «promo » de son livre, après l' invraisemblable catastrophe amoureuse qui l'a frappée.
Cela me touche, oui, me touche infiniment.
Alors désolée, Messieurs les Critiques du Masque, si ce livre, et son auteure - même très imparfaits tous les deux - ne sont pas assez bien pour vous. Ils le sont bien assez pour moi: une écriture de notre temps avec ( pour partie) des personnages, des snobismes, des dérives et des problématiques de notre temps!