Toi qui as la tête trop fermement vissée sur les épaules, passe ton chemin !
Toi pour qui toute histoire a nécessairement un début, un milieu et une fin, toi qui doutes qu'un narrateur puisse te parler simultanément en plusieurs points du temps et de l'espace, toi qui ne crois pas au chevauchement de réalités alternatives, toi qui es peut-être allergique aux références bibliques revisitées et aux digressions à n'en plus finir, repose vite ce bouquin où tu l'as trouvé.
Si l'idée d'un Dieu-colère discutant à bâtons rompus avec
Johnny Cash sur la banquette arrière d'une Trabant pétaradante lancée à pleine vitesse sur une petite route islandaise dépasse ton entendement, alors ce livre n'est pas pour toi.
Désolé.
En revanche, si tu sais combien "il est parfois difficile d'appréhender le temps en ses nombreux paradoxes", si tu peux admettre "qu'il est en soi logique d'affirmer que la plupart d'entre nous vivons à la fois à toutes les époques" et que par conséquent, "lorsqu'on y réfléchit, il semblerait logique d'affirmer pour ainsi dire n'importe quoi", embarque vite à bord de ce curieux sous-marin jaune !
Tu y croiseras pour commencer
Paul McCartney et ses trois petits camarades (bien sûr !), mais aussi l'Éternel en personne, accompagné d'une cohorte de prophètes illustres tout droit sortis de l'Ancien Testament, ainsi qu'un moniteur d'auto-école au coeur fissuré, le fantôme d'un professeur d'islandais, un écrivain raté reconverti en chauffeur de taxi, et tous les défunts bavards d'un petit cimetière de campagne perdu dans les fjörds de l'Ouest.
Ça en fait du monde, hein ?
Tous ces braves gens, vivants ou morts, réels ou fictifs, se trouvent réunis sur scène autour du grand
Jón Kalman Stefánsson - puisque c'est bien lui le personnage central de cette autobiographie complètement loufoque - où chacun virevolte en un ballet joliment chaotique et tout à fait unique en son genre, assez déstabilisant pour le lecteur non averti...
J'ai moi-même eu du mal à entrer dans cette histoire embrouillée, déstructurée, faite d'allers-retours permanents entre les époques, d'instants dilatés, de curieux phénomènes d'ubiquité et de séquences totalement fantasmées où l'auteur dialogue avec le Créateur, avec
John Lennon ou encore avec d'autres versions plus jeunes de lui-même, à mesure que "les vagues du passé se déversent sur [lui]".
Un exemple avec cette rencontre pour le moins troublante entre l'écrivain et l'enfant qu'il fut : "j'aperçois le gamin de huit ans dans la pénombre du couloir, debout à côté de son chien. Nos regards se croisent un bref instant, il baisse les yeux sur l'animal, prononce quelques mots à voix basse puis tous deux tournent les talons, et s'évaporent."
N'avez-vous jamais vécu pareille expérience ?
Ainsi, après une entrée en matière un peu déroutante et une fois notre triste rationalité remisée au placard, les digues de la logique et de la cohérence finissent par céder et on se laisse finalement emporter dans un grand maelström de poésie et d'émotion, comme seul Stefánsson sait les produire.
Depuis le milieu des années 60 et son enfance solitaire (marquée notamment par la mort de sa mère) jusqu'à ce mois d'août 2022 où Jón rencontre, en la personne de sir McCartney, l'une de ses glorieuses idoles, l'auteur nous propose un voyage étonnant à bord de son sous-marin jaune en plongeant parfois très loin sous l'écume du réel, "à l'abri des meurtrissures du monde".
Estimant "qu'aucune place n'a été prévue pour [lui] dans l'existence", il lit assidûment la bible en quête de réponses, obnubilé par la recherche de sa mère disparue...
Avec ses yeux d'enfant, il interprète les textes à sa manière et se réfugie peu à peu dans une réalité parallèle, augmentée non pas par un quelconque artifice technologique, mais bien par la magie des mots et le pouvoir sans limite de l'imagination.
Et quand parfois le submersible refait surface, ce n'est que pour offrir au lecteur le plaisir de pouvoir admirer les paysages islandais que Stefánsson décrit à merveille, ces landes superbes, ces "montagnes taillées dans le silence", ces sternes arctiques aux vols enchanteurs.
Comme toujours, "nostalgique de l'époque où les rêves et le réel cheminaient si près l'un de l'autre qu'on pouvait à peine les distinguer",
Jón Kalman Stefánsson transporte son lecteur dans un monde à part, absurde mais envoûtant, où la musique tient une place de choix. Son style unique m'a encore une fois conquis, et même si par moment j'ai eu le sentiment de tourner en rond dans ce roman qui parfois traine un peu en longueur, je continue à m'émerveiller devant l'originalité de son travail.
Une oeuvre étonnante qui ne cesse de surprendre, et qui peut-être se trouve condensée dans cette ultime citation (je sais, j'en abuse un peu...) et dans la jolie question qu'elle soulève :
"L'imagination nous conduit souvent vers des univers qui n'ont jamais existé et que personne n'a jamais découverts : ils sont là, quelque part, incroyables, merveilleux, mystérieux, truffés de dangers et d'opportunités qui n'attendent que nous.
Qu'est-ce qui nous retient ?"