Le roman foisonnant de
Marina Stepnova suit les événements qui traversent l'histoire compliquée de la Russie sur plus d'un siècle, depuis le temps des tsars jusqu'à la révolution, le communisme puis la Perestroïka.
Elle choisit de raconter ces crises du pouvoir en URSS en prenant pour fil conducteur un génie scientifique affectivement immature, autour duquel vont graviter trois femmes : Maroussia, la femme parfaite et inaccessible ; Galina l'épouse volée devenue monstrueuse et Lidia, la petite-fille malheureuse.
Lazare Lindt est un véritable génie, enfermé dans un corps fragile et enfantin, mais destiné à atteindre les plus hauts sommets de la science soviétique. Il apparaît dans le roman comme un mystérieux génie tombé du ciel dans les loques d'un gamin des rues.
"Il était apparu à Moscou de nulle part, comme si Dieu l'avait incarné juste sur le seuil de la seconde université de Moscou, par un matin de novembre 1918 croustillant de gel."
Il est reçu par Tchaldonov, un mathématicien célèbre , qui est immédiatement convaincu de ses prodigieuses capacités, et qui va l'accueillir chez lui. N'ayant pas eu d'enfant, Tchaldonov et sa femme Maroussia vont rapidement le considérer comme leur fils.
Mais Lindt tombe éperdument amoureux de Maroussia.
" Oui il a vingt neuf ans et il est amoureux d'une femme qui en a soixante. Non il n'est pas amoureux, il aime une femme qui a soixante ans et il l'a aimée quand elle en avait quarante-neuf. Et aussi cinquante-cinq. Et il continuera de l'aimer quand elle aura atteint ses quatre-vingts ans, et il est parfaitement clair qu'il en sera de même quand lui aussi aura cet âge. (...)
Parce qu'il n'y a rien de plus normal au monde, de plus limpide et de plus simple que son amour, et cet amour est une lumière, une fidélité, un désir de protéger et de se soucier d'un autre être. de se trouver simplement à ses côtés. de s'émerveiller. D'écouter. de suivre avec un regard admiratif. "
Marina Stepnova disséque les sentiments de Lazare Lindt avec une grande justesse et présente l'image d'une femme idéale, syndrome de la Madone, que rien ne peut salir et qui conserve son piédestal jusque dans la mort. Parce qu'il voue un véritable culte à cette femme, Lindt est incapable de lui avouer son amour et de la confronter à son désir.
En parcourant longuement cette représentation de l'amour impossible, l'autrice fait en parallèle un portrait très tendre de l'amour conjugal, celui qui unit Maroussia et son mari, alors même que leur désir d'enfants n'a pu s'accomplir.
Elle décrit aussi par son intermédiaire la grande misère sociale de ce pays qui sépare les familles et envoie sur les routes des femmes et des enfants obligés de mendier. Les pages consacrées à l'accueil des réfugiés dans l'appartement du couple nous permettent de prendre conscience de cette réalité mais offrent également un très beau portrait de Maroussia et de celles qu'elle soutient.
Malgré son génie, ou à cause de lui, Lindt ne comprend rien aux lois simples de la vie humaine au quotidien. Pire encore, il ne remarque pas et ne comprend pas les nuances de sentiments et se contente d'une façade trompeuse.
A la mort de Maroussia, alors qu'il a soixante ans, il est séduit par une jeune fille qui ressemble à sa bien-aimée, Galotchka, de 41 ans sa cadette et déjà promise à un autre.
Il est le père de la bombe atomique, couvert de prix et d'honneurs, et son assistant la fait quasiment enlever avec l'aide du KGB et l'accord tacite de ses parents terrassés par la peur pour qu'il puisse l'épouser. Lindt se contente alors de la présence de sa jeune épouse sans même soupçonner qu'elle ait pu subir une quelconque contrainte. Et il ne se préoccupe ni de ses sentiments, ni de sa froideur à l'égard de leur fils.
Parallèlement aux images de grande pauvreté qui jalonnent le roman, l'autrice dénonce ces batailles de pouvoir qui donnaient à certains de somptueux privilèges. L'époque du stalinisme est aussi une époque de privilèges pour une élite bureaucratique, certes instable mais qui bénéficie de grands appartements, de livres et de nourriture abondante. En tant que scientifique, Lindt n'était pas menacé par les purges régulièrement menées même si on a fait pression pour qu'il revienne à Moscou.
Autour de lui, et autour des trois femmes qui lui sont liées, se tissent de très nombreuses histoires, petites ou grandioses, appartenant aux personnes avec lesquelles ils entrelacent leur existence.
Marina Stepnova, en digne représentante de la littérature russe, excelle dans la description de ces vies annexes livrées avec chaque fois une grande profondeur. Elle montre les détails de la vie de ses personnages d'une manière qui en dit long sur la vie et la société russes.
Avec une approche humaniste, elle semble considérer que chaque vie mérite d'être racontée et accorde toute son attention à ses personnages secondaires même lorsqu'ils n'effectuent qu'un passage éphémère dans la narration.
Dans ce roman d'une grande densité, de nombreux sujets sont abordés (la vie des juifs en URSS, les exactions d'un régime totalitaire, les privilèges dans un régime communiste , le traitement inhumain des enfants dans les écoles de ballet russe, la violence envers les femmes ), mais c'est aussi un livre sur l'amour et sur ce que son absence peut provoquer.
C'est du moins ce que l'autrice a exprimé en décrivant son livre comme " un roman sur l'amour. À propos de tout ce que l'amour fait aux gens. Et tout ce que les gens font par amour."